26
— QU’EST-CE QUE C’EST ?
Sur le seuil, Anaïs tenait une bouteille de vin rouge.
— Un drapeau blanc. Pour faire la paix.
— Entrez, fit Mathias Freire en souriant.
Elle n’avait eu aucun mal à trouver l’adresse personnelle du psychiatre. Il était 20 heures. L’heure parfaite pour une attaque-surprise. Anaïs avait fait un effort vestimentaire. Sous son manteau, elle portait une robe de batik indonésien, aux motifs mordorés, typique des Seventies. Au dernier moment, elle avait eu un coup de trac et avait enfilé un jean sous la blouse. Elle n’était pas sûre du résultat. Elle avait aussi choisi le soutien-gorge push-up qu’elle réservait pour les grandes occasions. Des paillettes sur les joues, des barrettes dans les cheveux, des Doliprane pour le crâne – elle était prête pour l’assaut.
— Vous me faites pas entrer ?
— Excusez-moi.
Il s’effaça pour la laisser pénétrer dans le pavillon. Il avait toujours l’air aussi chiffonné. Un pull ras du cou, une chemise dont le col partait de travers, une paire de jeans élimés, les cheveux hirsutes. Un prof de fac négligé et irrésistible, qui rend folles ses élèves sans même s’en rendre compte.
— Comment vous avez eu mon adresse ?
— J’ai mis toute mon équipe sur le coup.
Elle découvrit le salon. Murs blancs. Parquet flottant. Portes en contre-plaqué. Pas un meuble, à l’exception d’un canapé avachi et de cartons d’emménagement qui s’entassaient le long des murs.
— Vous arrivez ou vous partez ?
— Je me pose la question tous les matins.
Elle lui fourra la bouteille dans les mains :
— Un médoc. J’appartiens à un club de dégustateurs. J’ai acheté plusieurs bouteilles hier. Vous allez m’en dire des nouvelles. Il est fin et corsé. D’un goût nerveux et ferme. Il…
Anaïs s’arrêta. Le psychiatre paraissait décontenancé.
— Il y a un problème ?
— Je suis désolé… Je ne bois pas de vin.
Anaïs en resta bouche bée. C’était la première fois qu’elle entendait cette phrase à Bordeaux.
— Qu’est-ce que vous buvez ?
— Du Coca Zéro.
Un rire lui échappa.
— Payez votre tournée, alors.
— Je vais chercher des verres, fit-il en tournant les talons. Installez-vous.
Anaïs fouilla des yeux. Face au canapé, elle repéra un écran plat posé contre le mur, et aussi, près de la baie vitrée, une planche sur deux tréteaux en guise de bureau. Une lampe par terre diffusait un halo rasant. Le psychiatre avait transformé ce pavillon familial en une sorte de squat anonyme.
Elle sourit pour elle-même. À l’évidence, Freire vivait seul. Pas l’ombre d’une photo, d’une trace de présence féminine. En dehors de son boulot, le médecin n’avait sans doute ni ami ni maîtresse. Elle s’était renseignée : il était arrivé au CHU début janvier. Il venait de Paris. Il ne parlait à personne. Ne paraissait intéressé que par son activité au CHS. Le genre qui dîne chaud seulement au self de l’hosto ou quand un collègue l’invite en famille.
Elle s’approcha du bureau. Des notes. Des livres de psychiatrie, dont plusieurs rédigés en anglais. Des textes imprimés issus d’Internet. Des numéros de téléphone griffonnés. À l’évidence le psy menait une enquête. Sur qui ? Son amnésique ?
Elle repéra, près de l’imprimante sur le bureau, des clichés fraîchement édités. Des plaques d’immatriculation sous la pluie. Après quoi courait le psy ? Elle se pencha pour mieux les voir mais des pas retentirent dans son dos. Mathias revenait avec des verres et des canettes de Coca Zéro.
— J’aime bien chez vous, dit-elle en revenant vers le canapé.
— Ne vous foutez pas de moi.
Il posa les canettes par terre. Elles étaient noires et perlées de gouttelettes.
— Je suis désolé. Je n’ai pas de table basse.
— Pas de problème.
Il s’assit par terre, en tailleur :
— Prenez le canapé, proposa-t-il.
Anaïs s’exécuta. Elle le surplombait comme une reine. Les canettes claquèrent. Ni l’un ni l’autre n’utilisa les verres. Ils trinquèrent en se regardant dans les yeux.
— Je ne sais pas quelle heure il est, s’excusa-t-il, vous vouliez dîner ? Je n’ai pas grand-chose et…
— Laissez tomber. Je suis venue fêter avec vous de grandes nouvelles.
— À propos de quoi ?
— De l’enquête.
— Vous ne me mettez plus en garde à vue ?
Elle sourit :
— Je me suis emportée.
— C’est moi qui ai déconné, admit-il. J’aurais dû vous prévenir. Je n’ai pensé qu’à mon patient. À la meilleure solution pour lui, vous comprenez ? (Il but une rasade de Coca.) Vos grandes nouvelles, c’est quoi ?
— D’abord, on a identifié la victime. Un zonard qui courait les festivals rock, accro à l’héro. Il revenait régulièrement à Bordeaux. Le tueur l’a appâté avec une drogue d’une qualité exceptionnelle. Le gars en est mort. Le meurtrier a ensuite composé sa scène. La tête de taureau, tout ça…
Freire écoutait avec attention. Jusqu’ici, ses traits réguliers paraissaient chercher la juste expression. Maintenant, ses muscles s’étaient stabilisés en un masque de concentration.
Anaïs lâcha sa bombe :
— On a aussi identifié le tueur.
— Quoi ?
Elle eut un geste pour tempérer son annonce :
— Disons que l’IJ a réussi à isoler des empreintes dans la fosse qui n’appartiennent ni à la victime, ni à votre cow-boy. On les a soumises au fichier national et on a obtenu un nom : Victor Janusz, un SDF de Marseille. Le mec s’est fait arrêter là-bas dans une bagarre, il y a quelques mois.
— Vous savez où il est maintenant ?
— Pas encore. On a lancé un mandat de recherche. On va le trouver. Je ne suis pas inquiète. Les flics de Marseille retournent les foyers d’accueil, le Samu social, les centres Emmaüs, les soupes populaires… On va suivre sa trace jusqu’à Bordeaux et le localiser. C’est comme ça qu’on a tracé Francis Heaulme, le tueur de la route.
Freire paraissait déçu. Il faisait tourner sa canette dans sa main et semblait s’observer dans le cercle de métal.
— Que savez-vous sur lui ? demanda-t-il après un long silence.
— Rien. J’attends son dossier de Marseille. On a eu des problèmes informatiques toute la journée. Le seul vrai ennemi de la police, aujourd’hui, c’est le bug.
Le psychiatre ne prit pas la peine de sourire. Il leva les yeux.
— Vous trouvez que la mise en scène du meurtre colle avec le profil d’un SDF ?
— Pas du tout. Mais on va trouver l’explication. Janusz n’est peut-être qu’un complice.
— Ou un témoin.
— Un témoin qui serait descendu dans la fosse ? qui aurait mis ses pattes partout sur les parois ? Ce sont, comme on dit, des indices aggravants.
— Ça innocente donc Patrick Bonfils ?
— Pas si vite. Il reste cette histoire de plancton… Mais on se concentre pour l’instant sur Janusz. Dès que je pourrai, j’irai moi-même à Guéthary pour interroger votre protégé. Dans tous les cas, on tient le bon bout.
Freire rit en douceur :
— Ce sont des bonnes nouvelles de… flic.
La réflexion lui parut légèrement acide. Elle ne s’y attarda pas.
— Et vous ?
— Quoi, moi ?
— Le pêcheur, comment réagit-il ?
— Il réintègre peu à peu sa véritable identité. Il n’a déjà plus de souvenirs de celui qu’il a essayé de devenir.
— Et ce qu’il a vu à Saint-Jean ?
Freire hocha la tête, avec lassitude :
— Je vous le répète : c’est la dernière chose dont il se souviendra. S’il s’en souvient un jour…
— Je dois l’interroger.
— Vous n’allez tout de même pas le foutre en garde à vue, non ?
— J’ai dit ça pour vous faire peur.
— Les flics aiment faire peur. C’est leur raison d’être.
Anaïs n’avait pas rêvé : il était bien hostile. Sans doute encore un de ces psys de gauche, qui avaient biberonné les conneries de Michel Foucault dès le berceau. Difficile de draguer quand on est flic et qu’on porte un Glock à la ceinture. Deux engins phalliques pour un couple, c’est un de trop…
Elle posa sa canette sur le parquet. Ses espoirs de séduction s’évanouissaient. Ils n’étaient décidément pas du même bord.
Elle allait se lever quand Freire murmura :
— Moi, je vais retourner à Guéthary.
— Pourquoi ?
— Pour interroger Patrick. Savoir qui il est vraiment. Connaître la vérité de la gare Saint-Jean. (Il brandit sa canette dans sa direction.) Après tout, nous menons la même enquête.
Elle sourit de nouveau. L’espoir et sa chaleur se déversèrent en elle comme des sources apaisantes. Elle n’aurait jamais pensé que son boulot lui permettrait un jour de se rapprocher d’un homme aussi séduisant :
— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas qu’on ouvre ma bouteille ?